En 1948, l’économie de l’Allemagne en ruine est au point mort. Pour relancer la machine, les autorités prennent des mesures draconiennes le 20 juin. L’épargne des Allemands est quasi annulée (les Reichsmarks seront convertis plus tard en Deutsche Marks au taux de 68 DM pour 1000), ainsi que les dettes. Cette réinitialisation financière, connue sous le terme Stunde Null ou Heure Zéro, pourrions-nous la connaître ? Pour évoquer cet épisode dramatique de l’histoire allemande, Michel Drac nous a aimablement autorisé à reproduire un passage de son ouvrage « Crise économique ou crise du sens ? », texte repris dans le recueil « Essais » que vous pouvez vous procurer sur le site du Retour aux Sources.

A priori, la situation économique de l’Allemagne paraît désespérée en 1948. Comment nourrir un peuple qui n’est pas autosuffisant sur son sol, et n’a plus d’industrie pour produire des biens à exporter ?

Quand il faut constituer un pré-gouvernement allemand dans le cadre de la « tri-zone » anglo-franco-américaine, on cherche donc avant tout des compétences du côté des économistes. Les dirigeants allemands savent bien que d’immenses problèmes sociaux, culturels, politiques au sens le plus élevé, vont se poser à ce pays pratiquement arasé. Mais ils n’ont tout simplement pas le temps de considérer ces problèmes, pas le temps de s’interroger sur l’identité de la nouvelle Allemagne, pas le temps de se demander comment les personnes déplacées vont être intégrées dans les Länder occidentaux. Ils n’ont que le temps de faire de l’économie. Parce que c’est la priorité absolue.

Aussi laissent-ils à peu près complètement la haute politique à la charge des puissances occupantes. La future République Fédérale, alors en voie d’incubation, est préparée par les Américains. Sa constitution est pensée par les Allemands, mais avec les briques de base fournies par les occidentaux. Elle ne prend même pas le temps de se définir elle-même. L’Allemagne de l’Ouest est un corps sans âme, uniquement consacré à se maintenir en vie.

Les Américains imposent un homme qui leur paraît, par ses capacités manœuvrières et ses opinions démocrates sincères, à même de refaire une Allemagne conforme aux vues occidentales : il s’appelle Konrad Adenauer. Avec lui, il n’y aura pas de grande théorie, pas de discussion interminable sur l’identité allemande d’après le désastre : il prend le pays tel qu’il est, et, profitant de son état d’anomie totale, il le coule, comme une substance malléable, dans le moule imposé par les occidentaux.

Pour réorganiser l’économie, Adenauer va chercher en Bavière un économiste qui a réussi à redresser relativement vite la situation, dans ce Land un peu moins appauvri que les autres. Il s’appelle Ludwig Erhard. C’est un ancien combattant de la Première Guerre Mondiale, mal vu sous le nazisme pour avoir étudié un projet économique de paix. Il a un plan pour redresser le pays économiquement, un plan révolutionnaire. Il veut l’heure-zéro, la « Stunde Null » de la monnaie allemande.

Cet économiste « libéral » va donner au monde une incroyable leçon de travaillisme appliqué.

L’idée est simple : l’Allemagne survit dans une économie de pénurie et de rationnement. Elle est gangrenée par le marché noir. Il n’y aucune solidarité entre les Allemands, aucune dynamique collective. La société allemande est dans un état d’anomie peut-être sans équivalent historique connu.

Erhard répond : c’est une opportunité.

Il connaît parfaitement ses compatriotes. Il sait leurs gigantesques défauts : un modèle familial autoritaire qui fabrique des individus disciplinés jusqu’à l’excès, des structures traditionnelles qui secrètent un déficit chronique de solidarité. Mais il sait aussi que ces défauts gigantesques engendrent mécaniquement des qualités gigantesques : la discipline aveugle peut se muer en force d’organisation supérieure, le déficit de solidarité s’accompagne d’une formidable ardeur au travail. Parce qu’il a été élevé par un père qui l’appelait « monsieur » et dans une culture où il est entendu que, n’est-ce pas, « à chacun son dû », l’Allemand constitue une main d’œuvre hors de pair. Très bien. Il suffit de mobiliser cette main d’œuvre. Erhard en est persuadé : les Américains veulent fournir du capital, avec le plan Marshall. L’Allemagne n’a plus qu’à fournir du travail. Pas de problème, elle sait faire.

Le slogan d’Adenauer est : « Pas d’expérimentation, de la sécurité ». La plupart des Allemands en ont déduit que le pouvoir voulait la stabilité, la continuation des choses s’engendrant elles-mêmes, à partir d’une situation générale bizarre et malsaine, une sorte d’économie planifiée autoritaire, tempérée d’anarchie par une multitude de système de trocs. Erhard va prendre tout le monde par surprise.

Le dimanche 20 juin 1948, sans crier gare, il annonce l’heure zéro de l’économie allemande. En une seule journée, le Reichsmark disparaît, remplacé par le Deutsche Mark. Chaque Allemand reçoit 60 marks, chaque entreprise reçoit 60 marks par employé. Le capital est réparti à égalité entre les entreprises et les particuliers. En une journée, les neuf dixièmes de la masse monétaire ont disparu !

Le lundi 21 juin 1948, plus personne n’a les moyens de se livrer au marché noir. La seule méthode pour se procurer de quoi manger est de gagner de l’argent, coûte que coûte. Dans n’importe quel autre pays, ce serait l’émeute. Mais on est en Allemagne, et tous les défauts du peuple allemand deviennent, d’un seul coup, des qualités. Un peuple entier se voit placé devant une alternative dramatique : travailler, ou mourir de faim. Résultat : tout le monde travaille.

Et ça marche, immédiatement. La demande excède l’offre dans des proportions phénoménales. Il n’y a plus de rente, et donc le capital circule à une vitesse maximale. En un an à peine, la production double, dans une véritable frénésie d’activité. C’est le redémarrage économique le plus rapide de l’histoire. L’Allemagne vient de prouver que le travail est le seul véritable capital, et qu’une main d’œuvre de qualité peut pulvériser n’importe quel obstacle logistique, pourvu qu’on laisse les forces productives jouer librement.

Quatre ans seulement après la « Stunde Null » économique de Ludwig Erhard, l’Allemagne de l’Ouest génère son premier excédent commercial

1948, Allemagne année zéro, le contexte

Le pays est pratiquement anéanti. Un quart des habitations ont été détruites. Le produit intérieur brut a été divisé par quatre entre 1938 et 1946. Une bonne partie de l’outil de production a été détruite par les bombardements, et les soviétiques démontent froidement les usines pour les réinstaller chez eux. Les cœurs historiques des grandes villes allemandes, peut-être les plus beaux d’Europe, ont été presque totalement détruits. L’Allemagne, dont l’identité s’était historiquement construite autour de ses villes, est désormais un pays sans support culturel.

La partie masculine du pays a été littéralement arasée. En tout, sur les 75 millions d’habitants que comptait l’Allemagne avant la guerre, entre 7 et 9 millions sont morts. Environ un Allemand sur huit. Onze millions de soldats allemands ont été fait prisonniers. Depuis trois ans, ils rentrent au pays, progressivement. Ceux capturés par les anglo-américains ont subi une captivité rude, mais humaine. Ceux tombés entre les mains des soviétiques vivent bien pire. Ils ne sont pas encore tous de retour au pays, loin s’en faut. Beaucoup ne reviendront jamais.

La population féminine est en à peine moins mauvais état. Pendant deux ans, en échange de cartes d’alimentation, des millions de femmes allemandes ont été employées à déblayer les gravas accumulés dans les villes bombardées. On les appelle les « Trümmerfrauen », les femmes-débris. Mais la catastrophe matérielle se double d’un désastre psychologique collectif. On estime que deux millions d’Allemandes au bas mot ont été violées par les troupes soviétiques. Dans la zone occidentale, c’est l’époque des Venonika Dankeschön, jeu de mot intraduisible sur l’anglais « maladie vénérienne », « venerial disease » – pas le viol, plutôt la prostitution occasionnelle à grande échelle. Faisant suite à douze années de propagande machiste ininterrompue, constamment accentuée par les services du docteur Goebbels, cette humiliation collective engendrera des pathologies durables dans les relations entre les sexes – l’homme allemand, protecteur failli.

12 millions de personnes sont enregistrées comme réfugiées. Une grande partie vient des anciens territoires allemands situés à l’est de l’Oder, incorporés de force à la Pologne. C’est la plus grande épuration ethnique de toute l’histoire de l’Europe.

Les conditions de vie sont à la limite du supportable. Pendant les derniers mois de 1945, la ration calorique quotidienne a avoisiné 1 000 calories par jours – trop peu pour la survie, c’est le marché noir qui a sauvé le pays. L’hiver 1946-1947 a été particulièrement rude. 700 000 personnes environ sont mortes de faim ou de froid.

De ce mal ne naît aucun bien. Les témoignages de l’époque montrent qu’il n’y a pas de solidarité forte au sein des populations déstructurées par les transplantations, traumatisées par la défaite, écrasées moralement par la prise de conscience des crimes du régime nazi. Le peuple allemand tout entier a été mis en accusation par les vainqueurs. La « dénazification » a impliqué le classement de tous les Allemands en plusieurs catégories, selon leur niveau de culpabilité. L’Allemagne n’est pas seulement anéantie matériellement, elle est aussi détruite spirituellement, privée de sa fierté. Il n’y a, dans toute l’Histoire de l’Europe, pas d’exemple d’un désastre équivalent.

Le pire est que les Allemands ne peuvent pas incriminer la brutalité des vainqueurs : même dans ses formes les plus extrêmes, elle n’est somme toute que la répétition de la violence déployée par les Allemands eux-mêmes contre le reste de l’Europe, entre 1939 et 1945. Les vaincus, en leur for intérieur, sont persuadés que la justice des alliés n’est que basse vengeance. Mais ils se taisent. L’Allemagne est un pays martyrisé, et qui ne peut même pas se plaindre.

En fait, la grande question, en cette année 1948, c’est : comment l’Allemagne pourrait-elle ne pas sombrer dans le désespoir, dans une anomie tellement radicale qu’elle serait irréversible ?

Michel Drac

Michel Drac en vidéo chez Meta TV

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