Dans l’histoire des taux négatifs, la Suisse occupe une place spéciale. Récemment, la BNS fut la première à adopter les taux négatifs en 2014. Aujourd’hui, elle se prépare à aller encore plus loin. Les banques suisses, comme UBS, ont ainsi donc décidé d’appliquer des taux négatifs aux clients qui ont de gros dépôts.

Mais, à vrai dire, les Suisses furent des pionniers bien avant 2014, à savoir durant les années 70. La raison d’y avoir recourt à l’époque fut la même que celle avancée aujourd’hui : empêcher le franc suisse, valeur refuge, de trop s’apprécier. Mais les conséquences de cette expérience monétaire devraient faire changer d’avis tous ceux qui pensent que les taux négatifs peuvent entraver les flux entrants de capitaux et la hausse de la devise de pays fondamentalement solides.

L’économie suisse d’après-guerre reposait largement sur les exportations à haute valeur ajoutée telles que les outils de précision et l’horlogerie. Cela a bien fonctionné durant Bretton-Woods, un système basé sur les taux de change fixes. Mais lorsque Nixon mit fin à la convertibilité du dollar en or à un taux fixe, les devises se mirent à fluctuer librement. Le dollar se mit alors à baisser rapidement.

Cela secoua le marché des changes. Mais un pays s’érigea en tant que refuge parmi la tempête : la Suisse. Sa rigueur fiscale et sa stabilité monétaire ont fait de sa devise l’abri idéal pour traverser la crise. Les investisseurs se mirent à acheter du franc suisse, qui s’apprécia en conséquence.

C’était un désastre pour les exportateurs suisses. Les autorités mirent alors en place des conditions de réserves sur les dépôts des non-résidents. Cette mesure n’ayant pas eu d’effets, elles décidèrent d’interdire le paiement des intérêts aux étrangers. Vu ce nouvel échec, des taux négatifs furent instaurés, à savoir – 2 % par trimestre aux personnes qui auraient eu la témérité d’acheter du franc.

Les autorités suisses abandonnèrent cette politique radicale en 1973, jusqu’au choc pétrolier de l’automne qui encouragea les investisseurs à fuir le dollar au bénéfice du franc suisse. Les capitaux affluèrent dans le petit pays européen, si bien que les Suisses firent marche arrière en imposant à nouveau des taux négatifs aux dépôts étrangers.

En novembre 1974, la situation allait de mal en pis, ce qui força le gouvernement suisse à prendre des mesures additionnelles. Lorsqu’un taux négatif de 12 % fut infligé aux dépôts étrangers, « la décision stupéfia les investisseurs », ce qui fit bondir le dollar, d’après le Wall Street Journal.

Mais la chute du billet vert reprit par la suite. Le gouvernement continua de prendre des mesures toujours plus dures, mais sans succès. En janvier 1975, le gouvernement suisse se rassembla à l’occasion d’une réunion d’urgence pour prendre ensuite la décision extraordinaire d’infliger une pénalité annuelle de 41 % sur les dépôts étrangers. Malgré ce chiffre vertigineux, ce fut insuffisant, le franc suisse continua de s’apprécier face au dollar, de 70 % termes nominaux rien qu’entre 1971 et 1975.

Les exportateurs suisses furent touchés de plein fouet. L’économie suisse, longtemps enviée par les autres pays du monde, connut une récession aiguë. La production industrielle chuta de 15 % en 1975. (…) Avant la récession, la Suisse comptait 81 chômeurs officiels. Oui, 81 personnes sans emploi dans un pays de 6,4 millions d’habitants. Le nombre de chômeurs passa rapidement à 32.000. Et ce chiffre aurait été bien plus élevé si les autorités n’avaient pas renvoyé dans leur pays 150.000 travailleurs étrangers.

Alors que la récession empirait, des grèves commencèrent à secouer le pays, on a pu connaître jusqu’à 30 à 40 manifestations par semaine. Habituellement, de tels remous sociaux auraient découragé les capitaux étrangers. Mais rien n’en fut. Un responsable syndical se plaignit même à Forbes de la couverture internationale positive des manifestations : « Ces satanés journalistes étrangers écrivent que nous nous comportons de façon disciplinée, ce qui ne fait que renforcer le franc. » (…)

Durant le reste des années 70, la Suisse tenta bien que mal de décourager les capitaux étrangers. Malheureusement, sa discipline fiscale, cap conservé malgré la récession, jouait contre elle. À l’époque, l’inflation de 2,5 % était la plus basse du monde.

Là est tout le problème : comme les quelques études sur cet épisode étrange l’ont conclu, les tentatives suisses d’empêcher l’appréciation de leur monnaie via des taux négatifs et des contrôles des capitaux « allaient fondamentalement à l’encontre de la politique monétaire rigoureuse de la Suisse, qui représentait la raison pour laquelle elle attirait les capitaux ».

Le calvaire de la Suisse s’est terminé lorsque sa banque centrale décida de se focaliser uniquement sur le taux de change sans plus se soucier de l’inflation. Cela déboucha sur des interventions massives sur le marché des changes. Mais le prix à payer fut important : l’inflation se mit à décoller.

En 1982, la Suisse abandonna cette politique, ce qui fut possible du fait que Paul Volcker était enfin parvenu à dompter l’inflation américaine. Ce fut donc le retour à la normale.

La situation actuelle est fort différente de celle des années 70, vu qu’il n’y a aucun signe d’inflation à l’horizon. Mais dans le climat actuel de dévaluations compétitives, les pays dotés d’une monnaie solide, comme la Suisse, le Danemark et d’autres, risquent de tenter de protéger leur devise avec des taux négatifs.

Ils peuvent essayer, mais l’histoire tend à montrer que ce sera vain. D’autant qu’aujourd’hui, les taux négatifs ne sont plus un particularisme suisse.

Article de Stephen Mihm, publié sur Swissinfo.ch via Bloomberg