Le stratégiste écossais prévient les investisseurs qu’ils doivent se préparer à une inflation supérieure à 4 % à partir de l’année prochaine. Pourquoi ? Principalement parce que les gouvernements décident désormais de la masse monétaire.
Dans les années qui ont suivi la crise financière, de nombreux économistes et observateurs des marchés craignirent une augmentation de l’inflation en raison des politiques monétaires non orthodoxes déployées par les banques centrales. Ils ont eu tout faux.
Russell Napier n’en faisait pas partie. Pendant ces 2 dernières décennies, le stratégiste écossais anticipait la désinflation en tant que thème principal des marchés financiers. C’est pourquoi les investisseurs devraient l’écouter lorsqu’il lance désormais un avertissement concernant l’inflation.
« Les politiques ont pris le contrôle de la masse monétaire. Ils ne sont pas prêts d’abandonner ce nouvel instrument », a-t-il déclaré. Selon lui, nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère de répression financière, durant laquelle les politiciens prendront soin de placer l’inflation à un niveau supérieur à celui des rendements obligataires. Il s’agit de la seule méthode à leur disposition pour réduire leur immense dette, selon Napier.
Dans un long entretien accordé à The Market/NZZ, il explique comment les investisseurs peuvent se protéger et pourquoi les banques centrales ont perdu leur pouvoir.
Pendant 2 décennies, vous avez dit que les investisseurs devaient se positionner pour la désinflation et la déflation. Désormais, vous dites le contraire. Pourquoi, et pourquoi maintenant ?
Nous assistons à un basculement dans la façon dont l’argent est créé, ce qui change complètement les règles du jeu. La plupart des investisseurs se contentent d’observer les agrégats monétaires au sens étroit et les bilans des banques centrales. Mais si vous observez la masse monétaire au sens large, vous constatez qu’elle a crû très lentement sur base des standards historiques durant les 30 dernières années. Il y avait de nombreux facteurs en place pour maintenir une inflation très basse durant cette période, la Chine étant le plus important. Mais je pense que la faible croissance de la masse monétaire large était l’un des facteurs majeurs de cette basse inflation.
Et cela a changé maintenant ?
Oui, fondamentalement. Nous connaissons actuellement la pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, nous assistons à la croissance la plus rapide de la masse monétaire au sens large depuis au moins 3 décennies. Aux États-Unis, M2, l’agrégat le plus large, croît de plus de 23 %. Il faut remonter à la guerre civile pour retrouver des niveaux similaires. Dans la zone euro, M3 augmente de 8,9 %. D’ici quelques mois, nous atteindrons le record précédent de 11,5 %, atteint en 2007. Je ne fais pas de prévisions, je ne fais qu’observer les chiffres.
En quoi est-ce important ?
C’est la grande question : cette croissance de la masse monétaire large est-elle importante ? Les investisseurs pensent que non, vu que l’inflation est très basse. L’avis des marchés en la matière est donc clair : ils estiment probablement qu’il s’agit d’une aberration passagère en raison du choc de la pandémie. Mais je ne suis pas d’accord avec eux. Comprendre qui est responsable de cette création monétaire est la clé.
Pourquoi ?
La croissance de ses agrégats monétaires larges est engendrée par les gouvernements qui interviennent dans le système bancaire. Les gouvernements disent aux banques commerciales d’accorder des crédits à des sociétés, car ils les garantissent. Il s’agit de création monétaire qui contourne complètement les banques centrales. Je fais donc 2 prédictions clés :
- Avec une telle croissance de la masse monétaire large, nous allons avoir de l’inflation ;
- Le contrôle de la création monétaire est passé des mains des banques centrales à celles du gouvernement. Les motivations et les buts des politiciens sont différents de ceux des banquiers centraux. Les politiciens ont besoin d’inflation pour réduire l’endettement. Ils ont désormais l’outil pour la générer, donc ils vont s’en servir.
Après la crise financière de 2008, les banques centrales ont commencé leurs QE. Elles ont essayé de créer de l’inflation, mais elles ont échoué.
Les QE furent un fiasco. Tout ce que les banques centrales ont réussi à faire durant ces 10 dernières années, c’est de créer énormément de dettes non bancaires. Leurs politiques ont permis de maintenir les taux à un bas niveau, ce qui a gonflé les prix des actifs et permis à des sociétés d’emprunter à bon marché via des émissions obligataires. Non seulement les banques centrales n’ont pas réussi à doper la création monétaire, mais elles ont créé énormément de dettes en dehors du système bancaire. Cela a débouché sur le pire des 2 mondes : pas de croissance de la masse monétaire large, une faible croissance économique et une accélération de l’endettement. La majorité de la monnaie en circulation n’est pas créée par les banques centrales, mais par les banques commerciales. Durant ces 10 dernières années, les banques centrales n’ont pas réussi à pousser les banques à créer du crédit, donc de la monnaie.
Pourquoi les gouvernements vont-ils réussir à augmenter la croissance nominale du PIB là où les banques centrales ont échoué ?
Les gouvernements créent de la monnaie via le système bancaire. En fournissant des instructions aux banques commerciales, ils peuvent acheminer l’argent là où ils le veulent dans l’économie. Ce que les banques centrales ne pouvaient pas faire. Les politiciens offrent des garanties, alors bien sûr les banques fournissent du crédit à gogo. Elles octroient les crédits qu’elles n’accordaient pas durant ces 2 dernières années. C’est le début.
Pourquoi pensez-vous qu’il ne s’agit pas d’une mesure extraordinaire et temporaire pour combattre les effets économiques de la pandémie ?
Les politiciens vont réaliser qu’ils disposent d’un outil très puissant. Nous en avons eu un exemple très intéressant il y a 2 semaines. Le gouvernement espagnol a augmenté son programme de garanties bancaires, qui est passé de 100 à 150 milliards. Du jour au lendemain. Ils vont trouver de nouvelles raisons, petit à petit. Par exemple pour financer des tas d’initiatives vertes. Ces crédits ont également de très longues échéances. L’impulsion du crédit est dans le système, ce n’est pas quelque chose que l’on efface en quelques années. Les entreprises n’auront aucun intérêt à rembourser prématurément ces crédits bon marché.
N’oubliez pas que ces gens sont des politiciens. Nous savons que de nombreuses économies sont dans de sales draps. Le ratio dette/PIB était bien trop élevé dans la plupart des pays industrialisés même avant le coronavirus. Nous savons que cet endettement doit baisser. Pour les politiques, l’inflation représente la solution la plus facile. N’oubliez pas qu’une garantie bancaire fournie par l’État n’est pas une dépense fiscale, ce n’est pas budgétisé, il s’agit d’un engagement éventuel. Si vous êtes un politicien, vous avez trouvé une méthode bon marché pour financer une reprise économique, puis des projets écologiques. Politiquement, il s’agit d’un outil très puissant.
Et cela aura des conséquences ?
Oui. Theresa May a prononcé un discours célèbre il y a quelques années. Dans celui-ci, elle rappelait que l’argent ne pousse pas sur des arbres magiques. Eh bien, les politiciens pensent avoir trouvé cet arbre. En tant qu’historien économique et investisseur, je sais à quel point il s’agit d’un désastre à long terme. Mais les politiciens ne voient qu’un arbre magique à argent.
Cet arbre magique, c’est le contrôle des banques commerciales par le gouvernement, n’est-ce pas ?
Oui. En 2016, j’ai rédigé un rapport fourni intitulé « La gestion du capital à cette époque de répression financière ». J’avais écrit que le coup final de cette répression financière serait porté durant la prochaine crise. Le Covid-19 est donc le prétexte pour démarrer une nouvelle répression financière agressive. (…)
Quand pensez-vous que l’inflation va se mettre à augmenter ?
Je prédis 4 % d’inflation aux États-Unis et dans le reste du monde développé d’ici 2021. Cette prédiction se base essentiellement sur la normalisation de la vélocité de la monnaie. Aux États-Unis, elle doit être d’environ de 0,8 en ce moment. Le plus bas précédent fut de 1,4 en décembre 2019. (…)
Comment cette vélocité va-t-elle augmenter ?
L’argent créé par les banques aujourd’hui va directement dans les entreprises et les ménages. Il n’est pas dépensé pour le moment, mais lorsque les confinements seront levés, il y aura un impact. Je pense que la vélocité va se normaliser vers 1,4 l’année prochaine. Avec la masse monétaire existante, cela donnerait déjà une inflation à 4 %. Mais il n’y a aucune raison pour que la vélocité s’arrête à 1,4, elle pourrait très bien dépasser à nouveau les 1,7. Il y a un autre problème, à savoir la Chine. Durant les 3 dernières décennies, elle fut une source majeure de déflation. Mais je pense que nous sommes au début d’une nouvelle guerre froide avec la Chine, ce qui signifie des prix plus élevés pour beaucoup de choses.
Beaucoup d’économistes affirment qu’en raison de l’écart de production actuelle, nous n’aurons pas d’inflation durant les 3 prochaines années environ.
Je ne comprends pas leur raisonnement. Il suffit d’observer ce qu’il s’est passé durant les années 70, lorsque nous avions un chômage élevé et une inflation élevée. L’histoire prouve que l’on peut avoir de l’inflation lorsque le chômage est élevé. Cela s’est déjà vu.
Que va-t-il se passer avec les taux obligataires ?
Ils vont bondir lorsque les marchés commenceront à comprendre qui contrôle désormais la masse monétaire. Ce sera un choc énorme.
Mais ils devront contrôler les taux, non ?
Oui, et ils le feront. Mais laissez-moi préciser ceci : ce seront les gouvernements qui agiront. Ils forceront leurs institutions nationales d’épargne à acheter des obligations afin de contrôler les taux. (…) Je ne pense pas que ce sont les banques centrales qui le feront. C’est facile de contrôler les taux lorsque tout le monde anticipe la déflation, notamment avec le contrôle de la courbe des rendements. Mais en cas d’inflation, ce ne sera plus possible, sans quoi la banque centrale devra acheter toutes les obligations vendues précipitamment par les investisseurs qui se préparent à l’inflation.
Vous affirmez que les gouvernements contrôlent désormais la masse monétaire, qu’ils vont se charger de la répression monétaire. Quel sera alors le rôle futur des banques centrales ?
Elles seront mises de côté. Elles deviendront plus un régulateur qu’une institution monétaire. Les années à venir vont être fascinantes. Imaginez que vous êtes président de banques centrales et que vous avez un objectif d’inflation de 2 %. Vous voyez votre propre gouvernement créer de la monnaie à un rythme de 12 %. Qu’allez-vous faire pour vous conformer à votre mandat de stabilité des prix ? Vous devriez menacer de relever les taux, soit mener une attaque frontale contre le gouvernement démocratiquement élu. Feriez-vous cela ?
Les banques centrales vont devenir des institutions de second plan ?
Oui. C’est ironique, car la plupart des investisseurs pensent que les banques centrales ont aujourd’hui des pouvoirs quasi illimités. Alors qu’en fait, elles n’ont jamais été aussi faibles depuis 1977. (…)