La Turquie est un beau pays doté d’une riche histoire où les influences grecque, romaine et musulmane ont conflué pour en faire l’un des lieux les plus fascinants de la planète. C’est littéralement un pont entre l’Orient et l’Occident. Le pont de plus d’un kilomètre qui enjambe le Bosphore au nord d’Istanbul fait la jonction entre l’Europe et l’Asie.

La Turquie a été un aimant pour les investissements étrangers directs, ainsi que pour l’octroi de prêts libellés en dollars par les banques internationales aux entreprises locales. Cet enthousiasme à fournir des liquidités est compréhensible vu sa large population bien éduquée de 83 millions d’habitants qui en fait la 17e économie du monde en vertu de son PIB situé juste en dessous d’un trillion de dollars.

Ces flux d’investissements étrangers directs et de crédits bancaires ont débouché sur d’autres flux monétaires, en provenance d’investisseurs qui ont misé sur les actions turques dans leur quête de rendement élevé. Les fonds « marchés émergents » offerts par Morgan Stanley, Goldman Sachs et d’autres pullulent d’actions et d’obligations turques.

Mais il y a un revers de la médaille à ce qui semble être une parfaite success-story : la dette de la Turquie libellée en dollars est tellement massive que la combinaison de la hausse des taux sur le dollar et d’un ralentissement économique pourrait rapidement faire passer la Turquie de l’élève modèle des émergents au canari dans la mine de la prochaine crise de la dette.

Le risque d’une crise majeure de la dette qui prendrait source en Turquie est renforcé par les velléités du président Erdogan à s’ériger en tant que dirigeant autocratique, en suivant le modèle argentin de Juan Perón et d’autres nationalistes populistes qui ont ruiné l’économie de pays auparavant prospères.

La dette turque

Commençons par nous pencher sur la situation de la dette turque. Elle est énorme, l’une des plus importants des pays émergents. La Turquie doit 450 milliards de dollars à des créditeurs étrangers, dont 276 milliards sont libellés en devises fortes, principalement le dollar et l’euro. Le reste est libellé en lires turques.

Ces deux dettes sont problématiques. La dette libellée en monnaie locale est de plus en plus lourde à porter alors que les taux ont bondi de 6 à 12 % durant les 5 dernières années.

La dette en devises étrangères est problématique pour 2 raisons. La première est que la lire a été dévaluée, passant de 3,89 à 1,75 par rapport au dollar depuis 2013, ce qui signifie que les entreprises doivent fournir davantage de monnaie locale pour rembourser leur dette. La seconde raison est que les taux américains et européens commencent à grimper, ce qui complique également le service de la dette libellée en devises étrangères.

Les réserves en devises de la Turquie sont pour le moment adéquates : elles couvrent environ 100 % de la dette extérieure. Le problème immédiat n’est pas une crise de la dette, mais la probabilité de voir les réserves turques s’assécher rapidement, ce qui pourrait déboucher sur une perte de confiance rapide.

Détérioration des relations Turquie/Occident

Malheureusement, de nombreux catalyseurs économiques et géopolitiques sont susceptibles d’engendrer cette perte de confiance. Le principal est la détérioration rapide des relations entre la Turquie et l’Occident, couplé aux liens tissés entre la Russie et la Turquie.

Des sondages récents montrent que 68 % des Turcs pensent que l’alliance entre la Turquie et l’Europe/USA est en train de se désintégrer. Le même sondage indique que 71,5 % de la population pensent que la Turquie devrait conclure une nouvelle alliance économique, politique et sécuritaire avec Moscou.

Le fait que la population turque pense que les États-Unis ont joué un rôle dans la tentative de coup d’État contre le président Erdogan est une autre source de tension. Cette suspicion est renforcée par le fait que les États-Unis refusent d’extrader l’ennemi politique d’Erdogan, Fethullah Gülen, qui vit exilé en Pennsylvanie. (…)

Le principal problème du gouvernement américain avec la Turquie est qu’elle a aidé aussi bien la Russie que l’Iran à contourner les sanctions américaines. De nouvelles sanctions économiques infligées à la Russie prévoient des pénalités sévères envers la Turquie si elle achète des systèmes de défense antiaérienne russes.

Un autre contentieux sérieux entre les États-Unis et la Turquie concerne le rôle des Kurdes en Syrie. Selon les Turcs, les Kurdes sont des séparatistes qui représentent une menace pour l’intégrité territoriale de leur pays. Les Kurdes les plus extrêmes se battent pour un Kurdistan indépendant qui inclurait des territoires de la Turquie, de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran.

Du point de vue des Américains, les Kurdes sont une force de combat puissante qui fut cruciale dans la décimation de l’État islamique, ainsi qu’un soutien clé de support aux combattants qui s’opposent à Bachar el-Assad. (…)

Une autre zone de friction est le Qatar. (…) En bref, les relations américano-turques sont à leur plus bas depuis la désintégration de l’Empire ottoman en 1922.

La détérioration de ces relations a des conséquences économiques importantes. Si la Turquie devait se retrouver en difficulté financière, ce qui est hautement probable dans un futur proche, le FMI est l’entité vers laquelle on se tourne habituellement. Cependant, les États-Unis et ses alliés occidentaux, notamment l’Allemagne, ont un droit de veto sur les décisions de renflouement du FMI.

Les États-Unis pourraient imposer leurs conditions en cas de demande d’aide au FMI, notamment le respect des sanctions contre la Russie. La Turquie devrait rejeter ces demandes, ce qui bloquerait toute assistance.

Alors que les tensions géopolitiques grimpent et que les États-Unis serrent agressivement la vis monétaire, quelles sont les perspectives pour la lire turque et les marchés de ce pays dans les mois à venir ?

Il faut tout simplement retenir que l’isolation grandissante de la Turquie a lieu alors que la dette extérieure de la Turquie est en train de partir en vrille. Les soucis géopolitiques que nous avons abordés pourraient déboucher sur un envenimement des relations entre les États-Unis et la Turquie, et un éventuel départ de l’OTAN de celle-ci.

Le président Erdogan est un homme fort, mais aussi provocateur et buté. Selon lui, les États-Unis et l’Europe violent la souveraineté de son pays.

Au lieu de négocier avec le FMI en cas de souci, Erdogan pourrait simplement imposer des contrôles des capitaux, ce qui serait de facto un défaut sur la dette extérieure. Il bloquerait tous les investissements en actions turques en coupant toute possibilité de les convertir en dollars. Cela ferait plonger les actions et les obligations turques, au mieux, ou au pire paralyserait ces marchés.

La situation turque n’est pas sans rappeler la position inconfortable de la Thaïlande en 1997 et de la Russie en 1998. À l’époque, ces 2 pays avaient fermé leurs marchés des capitaux après avoir attiré des milliards de dollars d’investissements et de crédits étrangers. Ces défauts avaient précipité des crises de liquidités parmi les pires de l’histoire.

Ces points de tensions géopolitiques et ces risques de défaut sont des raisons suffisantes pour provoquer un ralentissement des investissements et du roulement de la dette existante, ce qui rend la crise turque encore plus probable.

Source : article de Jim Rickards, publié le 21 février 2018 sur dailyreckoning.com (sous-titres ajoutés)