Article du Telegraph, publié le 17 mars 2016 via Insolentiae.com :

Les institutions qui ont tiré le monde de sa pire dépression depuis le début du XXe siècle perdent enfin de leur superbe si l’on en croit la sagesse populaire.

8 ans après la Grande Récession, des voix qui font autorité, comme celles du FMI et de la BRI (la « banque centrale des banques centrales »), en appellent à la fin de cette ère de politiques monétaires extraordinaires.

Ayant englouti pour 12,3 trillions de dollars d’actifs financiers et procédé à 637 baisses de taux depuis 2008, les banques centrales sont repassées à l’action durant les 6 dernières semaines.

La banque du Japon a effectué un nouveau round d’assouplissement avec sa décision de franchir le Rubicon en instaurant des taux d’intérêt en territoire négatif le 29 janvier.

Les décideurs de la zone euro lui ont embrayé le pas plus tôt ce mois avec un triplé gagnant composé d’une baisse de taux, d’un renforcement de 20 milliards d’euros de leur QE mensuel et une décision sans précédent qui permet désormais aux banques commerciales d’emprunter de l’argent à taux négatif.

La Fed a également desserré l’étrenne en révisant à la baisse le nombre prévu de relèvements de ses taux, passé de 4 par an à seulement 2.

Mais cette nouvelle vague de politiques accommodantes a déclenché un nouveau vent de panique à propos de leurs effets qui s’amenuisent.

Au lieu de cela, le débat s’est déplacé sur les gouvernements, à qui on demande de mettre leur poids dans la balance afin de soutenir cette reprise économique fragile.

Les politiques fiscales ont été principalement mises au placard depuis la crise alors que les pays se sont focalisés sur la diminution de leur dette et de leurs déficits, s’imposant de ce fait des règles strictes en termes de dépenses.

Mais sans baisses d’impôt ou augmentation des dépenses de l’État, la planète risque un nouveau « déraillement économique », d’après le FMI.

Dans son dernier communiqué, le G20 a tenté de faire croire que les gouvernements du monde vont adopter des politiques destinées à « doper la croissance, la création d’emplois et la confiance ».

En réalité, très peu de signes indiquent que les politiciens sont prêts à abandonner leur fixation sur la dette et l’équilibre budgétaire afin de soutenir la croissance mondiale.

En Europe, il s’agit d’un problème qui tend les relations entre les banquiers centraux et leurs gouvernements respectifs.

Face aux accusations d’impuissance, Vitor Constancio, vice-président de la BCE, s’est lancé dans un plaidoyer opiniâtre des actions de la banque centrale en affirmant qu’elle est responsable de 2/3 de la croissance de la zone euro depuis 2014.

De plus, la conception même de l’euro empêche activement les gouvernements d’intervenir afin de stimuler les économies faibles, affirme Constancio.

« Des politiques fiscales stabilisantes sont légalement restreintes dans l’Union européenne. Les pays qui pourraient utiliser le levier fiscal ne le feront pas tandis que ceux qui voudraient le faire ne devraient pas. »

Avec de telles contraintes, Constancio avertit « qu’il serait non seulement une erreur de décrier les politiques monétaires, mais aussi dangereux ».

Penser l’impensable

Face à cette intransigeance politique, les banquiers centraux parlent ouvertement de ce qui était autrefois impensable : des hélicoptères monétaires.

Ce terme passe-partout décrit le processus via lequel les banques centrales créent de l’argent qui est directement transféré au secteur public ou privé afin de stimuler l’activité économique et la consommation.

Longtemps considéré comme l’un des derniers tabous en termes de politique, le débat sur les mérites des hélicoptères monétaires s’est intensifié durant ces dernières semaines.

Le patron de la BCE, Mario Draghi, a refusé d’écarter cette éventualité, affirmant simplement que sa banque n’a pas encore discuté un tel sujet en raison de sa complexité légale et comptable. Cette semaine, son économiste en chef Peter Praet est allé plus loin en suggérant que les hélicoptères monétaires font partie intégrante de l’arsenal de la BCE.

« Toutes les banques centrales ont cette possibilité à leur disposition, » a déclaré Praet. « Vous pouvez créer de la monnaie et la distribuer à la population. La question est de savoir si c’est opportun, ainsi que de déterminer le timing du recours à un tel instrument. »

Avec 16 pays sur 28 qui connaissent toujours la déflation et une croissance annuelle de seulement 1,4 % dans une zone euro au beau milieu d’un cycle de redressement, le moment opportun pourrait être proche.

« Nous avons eu les indications prospectives (forward guidance), les QE et les taux négatifs, » a déclaré Gabriel Stein d’Oxford Economics. « Mais aucune de ces solutions fut la panacée et leur date d’expiration raccourcit. »

Hélicoptères monétaires furtifs

Pour certains observateurs, la prochaine phase d’intervention extraordinaire des banques centrales est déjà pour demain, le Japon étant à l’avant-garde.

La décision de la BoJ d’imposer aux banques un taux de dépôt à 3 niveaux est une tentative discrète d’injecter directement des fonds dans le secteur privé, d’après Eric Lonergan, économiste et gestionnaire de hedge fund.

Il relève que la décision de la Boj d’exempter certaines réserves des taux négatifs représente un transfert d’argent vers les banques commerciales bénéficiant d’un taux de 0,1 %.

Le système « sépare les taux d’intérêt des réserves, ce qui affecte les marchés des taux, » a déclaré Lonergan.

« Il s’agit d’un premier pas vers les hélicoptères monétaires, ce qui ouvre de nouveaux horizons en termes de stimulations ».

Dans la même veine, la BCE a également signalé son intention de se diriger vers des tentatives ciblées visant à doper la demande de crédit du secteur privé.

À partir de juin, les banques de la zone euro seront rémunérées jusqu’à 0,4 % afin d’emprunter de l’argent sur 4 ans à la BCE, un dispositif baptisé « opérations de refinancement à long terme ciblées » (TLTRO). Les organismes de crédit qui offriront un maximum de crédits bon marché à leurs clients bénéficieront des taux les plus favorables.

Erwan Mahe, stratégiste macro en chef de HPC, qualifie les décisions de la BCE de « véritable révolution » des politiques monétaires, qui vient mettre un terme à un tabou.

« Pour la première fois dans l’histoire des banques centrales, des agents du secteur privé seront en mesure d’emprunter de l’argent à la BCE et de rembourser des sommes inférieures au capital emprunté, » a déclaré Mahe.

« Tant que les autorités fiscales n’agissent pas pour compenser le retard contre-cyclique de la demande globale, cela jouera probablement un rôle de plus en plus important » dans les politiques de la zone euro, note-t-il.

« J’aurais préféré qu’ils le fassent bien avant, » a déclaré Lonergan, qui affirme qu’en raison de toutes ses contraintes institutionnelles, la BCE dispose encore de toute une série d’outils pour doper le crédit bancaire.

Alors que le coût d’emprunt des gouvernements atteint des plus bas aux 4 coins de la zone euro, même une nouvelle couche de QE serait inutile à ce stade, selon lui.

Les TLTRO, par contre, « ouvrent la possibilité de mettre en place des taux circonstanciés, le taux de base restant inchangé mais celui des banques qui prêtent à l’économie réelle à des taux de moins en moins élevés étant abaissé. »

« Il s’agit d’une approche bien plus intelligente, car elle n’impacte pas les épargnants. »

Lever le tabou

Mais l’ingéniosité des banques centrales, même si elle est la bienvenue, soulève d’autres craintes en termes de responsabilité d’institutions à l’indépendance sacro-sainte, mais dont les processus décisionnels sont souvent opaques pour le grand public.

Lord Adair Turner, ancien président du Financial Services Authority et l’un des premiers à plaider pour les hélicoptères monétaires, en appelle à plus de transparence afin de lever enfin le tabou des injections monétaires directes dans les poches des consommateurs ou des gouvernements.

« Je pense qu’il est plus dangereux pour les banques centrales de nier à jamais ce qu’elles font, » a déclaré Lord Turner.

Il qualifie la décision du Japon d’émettre de la dette au rythme de 40 trillions de yens, alors que la banque centrale augmente la taille de son bilan de 80 trillions de yens par an, « d’opération de monétisation de la dette de facto ».

« Dans les faits, vous remplacez de la dette gouvernementale par de l’argent de la banque centrale, » a déclaré Lord Turner. « Il serait préférable pour les autorités de publier un communiqué qui définit les règles et assurer la planète que ce n’est pas de trop. »

Mais alors que la plupart des économies mondiales affichent une croissance aussi régulière que quelconque, un tel aveu avant le prochain crash en bonne et due forme est très improbable.

Jusque-là, le débat concernant la méthode optimale pour organiser le parachutage des hélicoptères monétaires, et sur les dividendes qu’ils pourraient apporter à une économie mondiale en difficulté, fera rage.

Pour leurs adversaires, l’effondrement récent du cours du pétrole est le mauvais signe qui prouve que les consommateurs ne sont toujours pas prêts à dépenser, même de l’argent littéralement tombé du ciel. Les effets positifs sur la consommation mondiale de la baisse du brut, censé améliorer le pouvoir d’achat, n’a pas eu les effets escomptés par les économistes alors que les particuliers continuent de rembourser leurs dettes ou d’épargner pour les mauvais jours.

Dans la zone euro, toujours engluée avec sa faible croissance et son chômage élevé, les barrières politiques à des mesures aussi extraordinaires ne devraient pas être sous-estimées.

Alors que toute l’exaspération se porte sur la classe politique, la BCE fait toujours face à des barrières insurmontables pour agir à sa guise au sein d’une union monétaire imparfaite.

« À quel gouvernement Draghi doit-il s’adresser s’ils souhaitent faire décoller ses hélicoptères ? » demande Ashoka Mody, ancien directeur assistant du FMI.

La recherche de solutions technocratiques à des problèmes économiques complexes risque également de porter davantage atteinte à la monnaie unique, déjà en proie à des défis énormes en raison des flux migratoires et de la montée des extrémismes politiques.

« En se substituant de façon si directe à la politique fiscale, les hélicoptères monétaires peuvent devenir un acte profondément politique, » affirme Mody, qui a chapeauté le plan de sauvetage du FMI de l’Irlande en 2011.

« L’Europe a tenté de se gouverner à travers des règles technocratiques, notamment en ce qui concerne le budget, mais cela n’a jamais marché. »

Les défis de la zone euro, dans laquelle 19 gouvernements se trouvent sous l’égide d’une seule banque centrale, sont à 1000 lieues de ceux du Japon, où les politiques monétaires et fiscales travaillaient main dans la main pour relancer l’économie.

« Je pense que l’Europe sera chanceuse si elle parvient à s’en sortir aussi bien que le Japon durant sa décennie perdue, » a déclaré Mody.

Mais le débat entourant les hélicoptères monétaires a permis de montrer que les banques centrales disposent encore d’outils pour créer de l’inflation.

Citant la maxime de Milton Friedman affirmant que « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire, » l’économiste Tim Congdon est convaincu que les politiques monétaires sont la seule possibilité qui existe.

« Les politiques monétaires ne peuvent jamais, je le répète, jamais, être à court de munitions. »

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