La Cour constitutionnelle allemande vient de tirer un gros coup de canon en direction de la BCE. Elle a accusé la cour européenne d’enfreindre les traités européens, déclenchant ainsi un combat de titans pour la suprématie judiciaire dans l’Union.

Dans son jugement explosif, la Cour constitutionnelle allemande a indiqué que la BCE avait outrepassé son mandat légal. Elle a « manifestement » enfreint le principe de proportionnalité avec ses achats obligataires massifs, qui ont atteint désormais 2,2 trillions et qui vont continuer d’augmenter de façon dramatique. La banque s’est égarée, s’éloignant de ses prérogatives monétaires pour s’engager sur le terrain des politiques économiques.

La cour affirme que la Bundesbank peut continuer à acheter des obligations durant une période de transition de 3 mois. Mais, au-delà, elle devra se désister de toute implication dans « l’implémentation et l’exécution » de ces mesures illégales jusqu’à ce que la BCE soit en mesure de justifier ses actions et de répondre aux objections de la Cour. La Cour constitutionnelle a en outre indiqué que la Bundesbank doit également clarifier comment elle va vendre les obligations qu’elle possède déjà.

« Pour la première fois de l’histoire, la Cour constitutionnelle a jugé que les actions et les décisions d’entités européennes ont été au-delà de leurs compétences légitimes, et qu’elles n’ont donc pas de validité en Allemagne », a déclaré le président de la Cour, Andreas Vosskhule.

Aucun autre pays n’a osé s’engager sur ce terrain depuis la création de la Communauté en 1957. Il s’agit d’un moment charnière crucial pour le projet européen.

Olaf Scholz, le ministre des Finances allemand, a déclaré que la Cour avait défini des « limites très claires ». L’Europe va donc devoir trouver d’autres méthodes pour maintenir l’Union monétaire sur les rails.

La Cour de Karlsruhe a donné la leçon à la Cour européenne de justice. Elle estime que son attitude dédaigneuse à propos de la question de la proportionnalité est « incompréhensible » et non conforme dans son approche « avec virtuellement toutes les lois européennes ». Les juges européens ont agi de façon ultra vires, en ignorant les traités européens.

Dans un passage virulent, la Cour constitutionnelle rappelle aux juges européens qu’ils sont les garants des traités, et non l’inverse. Si les cours nationales doivent valider à l’aveugle les décisions des institutions européennes, on risque de se retrouver sur une pente savonneuse qui menace les fondements de la démocratie.

La Cour constitutionnelle allemande n’a jamais accepté l’assertion de la Cour européenne qui s’estime au-dessus des cours nationales. Elle s’était toujours réservé le droit de dénoncer des lois européennes en contravention avec la loi allemande. Elle n’avait jamais mis à exécution ses menaces… jusqu’à aujourd’hui. La cour allemande a notamment insisté sur le fait que le traité de Lisbonne ne mentionne pas cette préséance, et que l’Union européenne n’est pas un État fédéral.

La Cour constitutionnelle allemande a indiqué qu’elle n’est pas liée par les jugements précédents de la Cour européenne en ce qui concerne les achats obligataires de la BCE. Autrement dit, l’Allemagne vient de réaffirmer sa souveraineté. C’est du très lourd.

« Ce jugement vient de libérer de nombreux génies dangereux de la lampe. La base constitutionnelle entière du rôle de l’Allemagne dans l’intégration européenne est bouleversée par ceci », a déclaré David Marsh, président de l’Official Monetary and Financial Institutions Forum et auteur d’un livre sur l’histoire de la Bundesbank.

« Cela fait des années qu’on moque ces actions en justice en affirmant qu’elles sont intentées par des populistes et qu’elles n’ont aucune importance. Et voilà que tout à coup, la cour leur donne raison », a-t-il indiqué.

Andrew Duff, le président du Spinilli Group mais aussi vétéran de Bruxelles, estime que le jugement allemand est scandaleux : « Lorsque Karlsruhe dit que la Cour de Luxembourg agit de façon ultra vires et en contravention avec les traités, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Statuer sur la conformité des lois européennes n’est pas dans son champ de compétence. C’est également très nuisible. »

Lucas Gutenberg du Centre Jacques Delors affirme que la Cour a vu rouge. Elle vient de fixer les limites de l’intervention de la BCE. « Nous ne pouvons pas construire notre système de gestion des crises autour d’une BCE qui fait le plus gros du travail. Il est temps pour les politiciens de prendre leurs responsabilités », a-t-il déclaré.

Si le jugement réfère à un programme d’achats obligataires précédent, il lève également des questions implicites concernant le dernier « QE pandémie » lancé en mars afin de combattre la dépression. Ces nouveaux achats couvrent l’explosion du déficit italien et d’autres États qui risquent d’être exclus des marchés obligataires.

Le « QE pandémie » expire en décembre. Le consensus estime qu’il sera insuffisant pour maintenir la cohésion de l’Union monétaire face à un tel choc économique. Les marchés ont été réconfortés la semaine dernière lorsque la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a promis d’augmenter ses achats « autant que nécessaire, et pendant le temps qu’il faudra ». Mais ces mots sont vides sans le soutien inconditionnel de l’Allemagne.

Si d’autres banques centrales européennes peuvent compenser temporairement le retrait de la Bundesbank, la confiance globale dans le projet européen s’effondrerait si la plus grosse puissance économique et le plus gros créditeur européen refusait de participer.

On ignore également si la Bundesbank va continuer d’étendre indéfiniment ses crédits à ses pairs via TARGET2. Cette somme est sur le point de dépasser le trillion d’euros. Ce support prend la forme d’un sauvetage fiscal par des moyens détournés. Toute suspension du système TARGET2 engendrerait immédiatement une crise systémique de la liquidité.

La BCE a joué avec le feu. Son économiste en chef, Philip Lane, a déclaré ouvertement sur un blog la semaine dernière que le « QE pandémie » sert à resserrer les écarts sur des « marchés souverains individuels », particulièrement sur ceux en danger en raison « de l’échelle prospective de leurs émissions ». Il a ainsi presque avoué que la BCE renfloue l’Italie. Selon Goldman Sachs, 35 à 45 % des achats récents ont servi à soutenir le marché obligataire italien.

Ceci dit, la Cour a rejeté le grief principal des plaignants. Elle a en effet estimé que les achats obligataires ne violent pas en tant que tel l’article 123 du traité de Lisbonne qui interdit le financement des déficits.

« Le jugement est meilleur qu’anticipé. En bref, la Cour est d’accord avec notre plainte, mais elle n’a pas le courage d’aller plus loin et de faire respecter la loi. Nous, les Allemands, n’avons plus cette qualité, a déclaré le professeur Gunnar Beck, député du parti anti euro AfD et avocat des plaignants. Désormais, je pense que nous allons assister à des efforts visant à changer les traités afin de légitimer ces actions illégales. »

La question de savoir si les achats obligataires sont proportionnels est critique. (…) La Cour constitutionnelle a suggéré que les achats obligataires seront inacceptables si la BCE outrepasse sa règle des 33 % pour chaque émission, s’écarte des clés de répartition (par rapport au PIB) ou fait l’acquisition d’obligations risquées. « Cela limite les possibilités d’achat d’obligations italiennes », a expliqué Clemens Fuest, patron de l’institut IFO.

Ce jugement tue dans l’œuf toute velléité de créer des obligations européennes ou des obligations communes. Cela exigerait un changement des traités européens et de la loi allemande. Le soutien des pays du Club Med pourrait devoir se matérialiser exclusivement via des prêts formels du mécanisme européen de stabilité (MES), sujets au cilice du pacte budgétaire européen à la sortie de la crise.

On ignore si un leader italien pourrait recourir au MES sans perdre son poste. Les Italiens considèrent ce mécanisme comme un cheval de Troie pour la prise de pouvoir de technocrates européens.

Les marchés ont réagi à ce tremblement de terre en bâillant. Le spread italien n’a quasiment pas bougé. Les bourses européennes ont fortement grimpé sur fond d’optimisme concernant le déconfinement.

Les investisseurs parient que l’Union trouvera un stratagème pour permettre à la BCE d’acheter des quantités illimitées de dette italienne. Ils ont peut-être sous-estimé l’énormité de ce jugement.