En septembre 1965, Joe Barr, une figure importante du Trésor qui disposait d’une longue carrière administrative derrière lui, marque son accord pour rencontrer des membres du Congrès des États de l’Ouest. Il savait de quoi on allait parler. Plus tôt, cette année-là, il avait rencontré le même groupe et entendu les mêmes critiques concernant les réticences du Trésor à aider l’industrie minière aurifère américaine.

Après la Seconde Guerre mondiale, les grands dirigeants du monde s’étaient rencontrés à Bretton-Woods, dans le New Hampshire, pour fixer le prix de l’or à 35 $ l’once dans le cadre de l’accord portant sur le nouveau système monétaire international. Cela a, comme on pouvait s’y attendre, porté un coup au secteur minier américain, même si la demande privée pour l’or explosa. Les sources d’or les plus aisément accessibles avaient été exploitées et vidées au fil des ans alors que les filons restants devenaient difficiles à rentabiliser vu ce nouveau cours statique. La concurrence étrangère, principalement du Canada et d’Afrique du Sud, où les mines avaient encore des filons accessibles et où la main-d’œuvre était moins chère, était beaucoup plus intense en 1960 que juste après la guerre, lorsque le cours de l’or était défini. Les États-Unis se trouvaient sur la troisième marche du podium des producteurs d’or, loin du second. Au lieu de chercher à être compétitives, la plupart des mines préféraient fermer.

Pour les politiciens des États de l’Ouest, où se trouvaient la plupart des mines d’or, il s’agissait d’une véritable crise économique, et en 1965 ils étaient à bout de patience. 19 sénateurs, dont des Démocrates influents comme Frank Church, Henry (Scoop) Jackson, Warren Magnuson et George McGovern signèrent une lettre osée adressée au président Lyndon Johnson qui l’accusait de laisser mourir le secteur de l’or américain. La missive accusait l’or « d’être la seule marchandise vendue à un prix fixe défini il y a 31 ans et qui doit être exclusivement vendue à celui qui impose cette restriction assassine, à savoir le gouvernement fédéral » (depuis les années 30, le Trésor était la seule entité domestique qui pouvait légalement acheter de l’or à des fins d’investissement). Toujours selon les signataires, une réforme était devenue urgente, mais celle-ci était bloquée par « l’attitude négative » du Trésor. (…) C’est dans cette atmosphère, que Barr décrivit comme étant « plus chaude qu’à l’accoutumée », qu’il s’est rendu à Capitol Hill en septembre.

En réunion, Barr a eu ce qu’il a qualifié un « éclair d’inspiration ». Au lieu de réaffirmer l’intransigeance du gouvernement, il a suggéré la possibilité « d’une aide du gouvernement en la matière, sous la forme d’une approche de recherche et développement dans la découverte de filons et dans le développement de processus d’extraction ». Ce n’était pas la hausse du prix espérée par les sénateurs, mais ils furent tout de même séduits.

Barr, accompagné d’un collègue, rencontra alors Donald Hornig, qui était le conseiller scientifique et technologique du président Johnson, mais aussi l’un des scientifiques les plus qualifiés à avoir occupé une fonction politique. Hornig avait travaillé sur le projet Manhattan. Il avait aussi contribué au programme spatial américain tout en étant un expert de la technologie de la désalinisation. En réponse à la demande du Trésor concernant la recherche d’or, Hornig commanda une étude au Geological Survey and Bureau of Mines. En guise de réponse, on lui affirma « qu’il existe vraiment une opportunité d’assurer une production significative d’or aux États-Unis dans une limite de 35 $ l’once ». La solution semblait simple : exploiter des technologies de pointe pour trouver et extraire de l’or.

C’est alors qu’a débuté un épisode méconnu et étrange de l’histoire moderne américaine. De la moitié à la fin des années 60, alors que le rôle de l’or dans le système monétaire international était sur le point de voler en éclats, une poignée de hauts responsables de l’administration Johnson, quelques membres sympathisants du Congrès et quelques centaines de scientifiques payés par l’État démarrèrent une quête alchimique moderne. Barr lui donna pour nom de code « opération Goldfinger ». Le gouvernement tenta de trouver de l’or dans les endroits les plus improbables : dans l’eau de mer, les météorites, les plantes et même dans les bois des cerfs. Dans une période durant laquelle les gens voulaient fermement croire à l’utilisation pacifique de l’énergie atomique, des plans furent échafaudés afin d’utiliser des charges nucléaires pour extraire de l’or situé dans les entrailles de la terre, et même d’utiliser des accélérateurs de particules pour tenter de transformer des métaux de base en or.

L’opération Goldfinger représente le zénith logique de l’obsession des gouvernements de ne pas avoir assez d’or. L’économie mondiale post-guerre se développait bien plus vite que la production d’or. La convertibilité du dollar en or était la clé de voûte du système monétaire international. Le président Kennedy, ainsi que bien d’autres, craignait que si les porteurs de dollars papier et d’autres titres américains souhaitaient échanger ses actifs papier contre de l’or il n’y aurait pas suffisamment de métal, ce qui pourrait déboucher sur une crise mondiale. Dans une conversation privée de 1962 avec le président de la FED, Kennedy a évoqué la pénurie d’or monétaire sans faire dans la dentelle : « mon Dieu, le temps est venu… si tout le monde veut son or, nous serons ruinés car il n’y en a pas assez. »

Pour parer ces craintes, qui perdurèrent jusque durant l’administration Johnson, les promesses de Goldfinger étaient irrésistibles. Si les prédictions faites par Hornig et les officiels du Trésor au début de 1966 devaient s’avérer vraies, l’investissement initial de plusieurs millions de dollars devrait, en seulement quelques années, se muer en affaire du siècle (de 10 à 20 millions de budget par an pour des rentrées estimées à plusieurs milliards de dollars en or). (…)

Si l’administration Johnson n’a pas jugé utile d’embêter le Congrès avec des problèmes sans importance comme une loi de financement, il existait néanmoins un consensus entre l’exécutif et quelque membre du Congrès afin de faire passer l’opération Goldfinger pour un programme minier général. Cette discrétion se justifiait de plusieurs façons : par exemple, il n’existait aucune dotation appropriée pour la recherche d’or par le gouvernement. Ce désir du secret a également été voulu par le président de la FED William McChesney Martin, qui craignait l’interprétation de cette décision par les autres banques centrales. (…)

L’opération Goldfinger prit la forme de centaines de projets de recherche visant à trouver de l’or dans des endroits variés, du plus probable au plus improbable. On chercha dans le Nevada, (…) ce qui semblait prometteur, mais d’autres études étaient fort hasardeuses. Pendant des décennies, des scientifiques ont trouvé des traces d’or dans le charbon, si bien qu’une douzaine de gisements furent analysés, ainsi que des déchets de charbon en provenance de différentes usines. (…)

L’enthousiasme du projet permit de développer des gadgets de haute technologie, comme des systèmes à neutrons montés sur un camion qui permettaient de détecter l’or et l’argent en mouvement. (…)

Pour l’opération Goldfinger, aucune entreprise scientifique n’était trop obscure à considérer. Y a-t-il de l’or dans les météorites qui atterrissent sur la Terre ? Y a-t-il de l’or dans la tourbe du Colorado ? Dans les plantes et dans les arbres ? Dans les bois des cerfs ? À presque tous les coups, les scientifiques du gouvernement déterminèrent que oui, mais jamais dans des quantités permettant la viabilité commerciale.

Les océans semblaient être un terrain d’exploration prometteur. Les mêmes forces géologiques qui ont créé les dépôts d’or disons en Californie se manifestent également au fond des océans, si bien qu’au début la recherche d’or dans les mers fut l’un des projets les plus importants de l’opération Goldfinger. L’USGS passa un contrat avec l’université d’Oregon en 1967 afin de lancer le Yaquina, un bateau de recherche conçu pour draguer les sédiments en dessous de la couche continentale située entre la baie de Coos, dans l’Oregon, et Eureka au nord de la Californie. Cependant, le projet n’a découvert que des quantités infinitésimales d’or. (…)

Mais le projet le plus étonnant de Goldfinger fut probablement celui visant à créer de l’or à partir d’autres substances. Pendant des centaines d’années, les alchimistes ont pensé que certains métaux étaient structurellement assez proches de l’or pour être transformés en celui-ci en utilisant un processus externe compliqué. De nombreux scientifiques ont reconnu que l’ère nucléaire avait, en théorie, fournit les outils pour y parvenir, si bien que l’approche alchimique fut validée (…).

En 1914, j’ai interviewé Francis Bator, un économiste qui a travaillé pour l’administration Johnson et qui avait conseillé le président sur les politiques monétaires internationales, ainsi que sur Goldfinger. Il m’a laissé entendre que la plupart de ses collègues ne pensaient pas qu’une solution sérieuse à la pénurie d’or puisse être trouvée un jour. « C’était un stratagème, un écran de fumée », se souvient-il. Au mieux, l’opération Goldfinger fut conçue en tant que démonstration de force, une tentative psychologique d’apaiser les marchés mondiaux en leur montrant que les États-Unis pouvaient exploiter de nouvelles sources d’or en cas de besoin. Ces efforts ont pu servir à gagner un peu de temps en attendant que les économistes et les diplomates de l’administration puissent trouver une solution acceptable visant à découpler le dollar de l’or.

En 1968, l’opération Goldfinger avait en effet acquis une dimension de propagande. Alors que le projet avait démarré dans le secret, les résultats de projets individuels étaient exhibés à l’occasion, à des fins publicitaires. Par exemple, le Bureau des Mines a fait une annonce publique en mars 1968 à propos d’une « avancée technique majeure » qui allait augmenter considérablement la quantité d’or produite aux États-Unis. La technique, un traitement chimique aqueux qui permettait de récupérer davantage d’or de certains minerais était prometteuse, mais elle n’avait été testée que dans un laboratoire de recherche de Reno. Au mieux, on était à des années d’un impact commercial.

Ce qui a précipité le destin de l’opération Goldfinger, cependant, ne fut pas son manque de résultats, mais le cours des événements mondiaux. La dévaluation de la livre britannique à la fin de 1967 déboucha sur une série de crises de l’offre d’or qui menacèrent tellement l’ordre économique mondial que personne dans l’administration Johnson n’avait le temps de songer à la quantité d’or qui se trouve dans les bois de cerf. « En 1967, lorsque les Anglais firent face à toutes ces difficultés, les gens des quatre coins du monde se sont mis à dire «je ne veux pas détenir d’argent papier, je veux de l’or» », se souvient Barr. « Nous devions faire face à toutes ces obligations, nous perdions de l’or à un rythme énorme. Tout comme tous nos partenaires. Tout le monde était terrifié, les marchés furent retournés de la fin 1967 au début 1968. Nous fûmes incapables de passer une loi fiscale aux États-Unis. Les Britanniques avaient dévalué. Tout le monde était pétrifié. » La crise tant attendue avait commencé. Après quelques années seulement, l’administration Nixon décida de jeter purement et simplement le standard or aux oubliettes, adoptant la « solution nucléaire » proposée par les conseillers de Lyndon Johnson. La transition, en 1971, vers un dollar non-arrimé à l’or fut tout sauf une partie de plaisir. Les conséquences à long terme étaient probablement plus saines que de conserver un système monétaire qui faisait paraître les détonations nucléaires minières comme une bonne idée. »

Article de James Ledbetter, publié le 10 juin 2017 sur The New Yorker