La BCE a laissé les marchés dans le flou. Elle a averti en des termes cryptiques que l’économie est en chute libre et que le PIB de la zone euro pourrait se contracter d’un catastrophique 12 % cette année. Néanmoins, elle a refusé d’augmenter ses achats d’urgence d’actifs ou de clarifier pendant combien de temps elle allait détenir les obligations achetées. Elle a préféré ne pas emboîter le pas à la FED qui achète des obligations pourries.

Cette énorme différence a secoué les Bourses européennes et a augmenté le spread de la dette italienne jusqu’à 240 points de base. Ce fut insuffisant pour apaiser des investisseurs inquiets de voir le paquet de mesures « pandémie » expirer en octobre. À cette date, les pays du sud de l’Europe se retrouveront livrés à eux-mêmes lorsqu’il s’agit de couvrir l’augmentation explosive de leurs coûts de financement.

Christine Lagarde, la présidente de la BCE, a promis d’acheter des obligations aussi longtemps que nécessaire afin de combattre une récession « d’une magnitude et d’un caractère soudain sans précédent ». Elle a insisté sur le fait que son institution dispose d’un trillion d’euros pour le faire. Cet argent sera déployé pour empêcher le resserrement des conditions financières dans n’importe quel pays. « Nous ne tolérerons aucun risque de fragmentation », a-t-elle insisté.

Ces garanties verbales pourraient ne pas suffire. Les investisseurs savent que la BCE est profondément divisée. Elle pourrait également atteindre les limites politiques et légales imposées par les traités de l’Union avec son dernier paquet de 750 milliards d’euros de « QE pandémie ».

Andrew Kenningham, de Capital Economics, affirme que des « doutes acariâtres » planent quant à sa volonté réelle d’aller jusqu’au bout de ses limites pour soutenir le système. Citigroup estime que Madame Lagarde a fait « de son mieux pour ne pas répondre aux questions ». Elle a laissé planer la confusion la plus totale sur sa stratégie.

Ce fut délibéré. Elle est pieds et poings liés. Un bloc de faucons au Conseil des Gouverneurs, mené par l’Allemagne, est réticent à l’idée de donner aux politiciens européens qui se chamaillent entre eux une porte de sortie aisée. Ou de laisser l’institution devenir le sauveur de la dernière chance de pays insolvables. Il résiste au concept de la mutualisation de la dette par des voies détournées.

La BCE a concentré ses efforts immédiats sur les stimulations les moins controversées pour les banques. Elle a notamment baissé son taux d’intérêt sur ses TLTROs (crédits à long terme) à un plus bas historique de -1 %. Cela permettra d’éviter l’étranglement du crédit naissant. Mais cela n’empêchera pas la vague à venir de défauts. Ce n’est pas non plus cela qui va relancer l’économie.

En fait, la BCE est paralysée jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle allemande rende son jugement très attendu mardi prochain sur la légalité d’achats obligataires antérieurs. Traditionnellement, les juges de Karlsruhe ronchonnent pour valider de toute façon les mesures de l’UE.

Cependant, ce jugement est particulièrement traître parce que la BCE a bafoué ouvertement ses clés de répartition en amassant d’énormes quantités de dettes italiennes à un point que cela s’apparente au sauvetage d’un État.

Goldman Sachs estime que les achats ont été « largement orientés vers l’Italie » depuis le début du « QE pandémie » le mois dernier. Les obligations italiennes totaliseraient de 35 à 45 % du total. Il est d’ailleurs sidérant qu’une telle intervention massive ait échoué jusqu’à présent à stabiliser le spread italien.

Le brouillon du jugement a déjà été rédigé. Le communiqué de presse s’étale sur 5 pages. Cela suggère qu’il n’y aura pas de feu vert pour un QE illimité, et que les juges pourraient restreindre la capacité de la Bundesbank à participer pleinement aux actions de sauvetage de la BCE si celle-ci s’égare de trop.

« Vous jouez avec vos clés de répartition à vos risques et périls, tel sera le message », a déclaré une source proche du dossier. « Il est crucial que les achats d’obligations espagnoles et italiennes soient proportionnés. Les gens commencent à réaliser que ce cas est très sérieux. »

Un jugement restrictif serait une véritable bombe dans ce tournant difficile. C’est d’ailleurs pour cette raison que les plaideurs ne s’attendent pas à monts et merveilles. Le professeur Gunnar Beck, élu du parti allemand eurosceptique AfD et l’un des avocats sur l’affaire, pense que les juges éviteront de fâcher, de peur de provoquer l’effondrement de l’union monétaire.

« Il y a clairement infraction à l’article 123 du Traité qui interdit le financement direct des États. Les énormes volumes d’achats ne peuvent plus être classifiés en tant que politique monétaire. La BCE poursuit une politique économique indépendante et illégale. Mais la Cour va fermer les yeux », a-t-il déclaré.

La zone euro est actuellement dans le coma. La dernière vidéoconférence des leaders de l’Union fut un pétard mouillé. L’Allemagne et les Pays-Bas ont réussi à bloquer toute tentative sérieuse d’émission obligataire commune. Ils ont insisté sur le fait que le programme de stabilisation de 540 milliards d’euros prend la forme de crédits qui ne font qu’alourdir le fardeau de la dette des pays du Club Med qui sont déjà au bord de l’insolvabilité.

Le « fonds de reprise » anticipé pour reconstruire l’Europe a été rétrogradé quelques jours plus tard pour devenir une « initiative de reprise ». Les chiffres avancés sont théoriques, basés sur des contributions privées.

Au final, tout ceci fait pâle figure comparée aux vastes injections des États-Unis et du Japon, notamment via des mesures fiscales directes. Voire même avec ce qui se fait en Allemagne, où les mesures d’urgence ont totalisé 30 % du PIB et où la banque d’État KFW profite de sa note AAA pour fournir du crédit gratuit à la Deutschland SA.

L’Allemagne a déboursé la moitié des aides publiques d’Europe. Cela permet de préserver son économie durant le confinement, et de préparer un rebond fort. Pour l’union monétaire, le danger est que le sud de l’Europe ne peut pas se permettre de prendre de telles mesures. Il souffrira donc de dégâts structurels plus profonds.

Selon les estimations de Jacob Nell de Morgan Stanley, la contraction du PIB devrait être (scénario de base) de 8,4 % en Allemagne, de 10,7 % en France, de 12 à 13 % en Grèce, en Espagne au Portugal, et de 15 % en Italie. Soit du jamais vu en temps de paix.

Mais que se passera-t-il en cas de seconde vague de COVID-19, d’un nouveau confinement et d’une crise qui se prolonge tout au long de l’année ? Dans le scénario du pire de Morgan Stanley, la contraction s’élève à 22,7 % en Italie, à 22,6 % en Espagne et 21 % au Portugal, sans rebond en 2021.

Cela déboucherait sur une dépression en L aux conséquences politiques explosives. Le ratio dette/PIB de l’Italie bondirait probablement à plus de 180 %. Ce qui laisserait la BCE à cours d’imagination.

Un petit jeu complexe à 3 de stratégie de la corde raide s’annonce. La BCE essaie, via sa retenue, de forcer les leaders européens à s’affirmer davantage via des actions fortes. Les radicaux du conseil des gouverneurs tentent également de forcer le gouvernement italien à recourir au mécanisme européen de stabilité (MES).

Cet instrument est l’héritage de la crise de la dette de la zone euro, chargé de mémoires amères. En Italie, il est largement considéré comme un cheval de Troie pour les interventions des commissaires européens à la Troïka.

L’Italie serait alors forcée de dégraisser, alors qu’elle est dans une position encore pire aujourd’hui, en se repassant la saga de l’austérité. C’est un secret de polichinelle que l’objectif de Berlin de forcer l’Italie à taper dans l’épargne bien fournie du privé via un impôt sur la richesse. Dans les faits, il s’agirait d’une confiscation du patrimoine afin de réduire la dette.

Même si la coalition du Mouvement 5 étoiles devait avaler le MES après l’avoir qualifié de toxique durant des années, cela serait du pain béni pour le parti nationaliste de Matteo Salvini, la Ligue du Nord. Un gouvernement anti-euro serait probablement élu à l’occasion du prochain scrutin.

Selon M. Kenningham, en bout de course, la BCE n’a pas le choix. Elle devra garantir les déficits publics et devenir le prêteur de la dernière chance des gouvernements. Elle offrira ainsi un répit, mais qui ne fera que prolonger l’agonie.

Article d’Ambrose Evans-Pritchard, publié le 30 avril 2020 sur le site du Telegraph